L’annonce a fait l’effet d’une bombe. Günter Grass, le très respecté romancier qui fait figure de véritable “conscience” allemande, s’est engagé volontairement dans l’armée allemande, et fut un temps affecté dans une unité blindée de la Waffen SS .
Il s’agit de la 10e Panzerdivision SS Frundsberg dont l’un des commandants fut Karl Fischer von Treuenfeld de sinistre mémoire, car il est responsable en représaille à l’assassinat d’Heydrich le 27 Mai 1942 à Prague, du massacre de Lidice au cours duquel quelque 1300 tchèques furent tués.
“Interrogé quant à un éventuel sentiment de culpabilité lors des quelques mois qu’il passa dans cette unité particulièrement redoutable du régime nazi et impliquée dans la mise en oeuvre de la Shoa, le Prix Nobel de littérature répond que non. Selon lui, il n’a pas tiré un seul coup de feu durant ce temps-là, avant d’être fait prisonnier par les Américains. “Plus tard, le sentiment de culpabilité m’a couvert de honte. Je me posais aussi toujours cette question : aurais-tu pu reconnaître sur le moment ce qui se passait autour de toi ?”
“Mon silence durant toutes ces années est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Ça devait sortir, enfin...”, ajoute-t-il en référence à la prochaine sortie de son autobiographie, Beim häuten der Zwiebel.
Pourquoi s’est-il porté volontaire ? Günter Grass évoque son besoin d’échapper à l’”étroitesse” de son milieu familial, à Dantzig qui deviendra polonaise, et sera rebaptisée Gdansk. Il y aussi une part de hasard, car les Waffen SS “prenaient qui ils pouvaient trouver“. Une contingence donc, voire, une fatalité, expliquerait ce destin personnel. Mais cette explication est atténuée par des circonstances objectives.
D’une part, la Waffen SS est une unité d’élite, et en dépit du besoin de nouvelles recrues, on n’y accepte que des jeunes gens motivés aux convictions bien trempées, et à la motivation insoupçonnable.
D’ailleurs Günter Grass a dit combien le film de propagande Kolberg, initié par Goebbels, et présenté aux troupes allemandes en janvier 1945, l’a fortement impressionné.
D’autre part, plutôt que de s’apesantir sur les circonstances de la vie qui fait qu’à une moment de la vie elle bascule du bon ou du mauvais côté de l’histoire, ce qui retient l’attention, c’est le retour du romancier sur l’esprit qui prévalait dans l’Allemagne des années cinquante.
Dans son interview révélant son passé sous l’uniforme SS, il évoque la culpabilité collective qui évacuait le déshonneur de la capitulation sans condition, et plongeait le pays dans une acédia qui assombrissait volontairement le passé de l’Allemagne : Es wurde dunkel in Deutschland. 1
C’était une époque pendant laquelle l’Allemagne cultiva un profond sentiment de victimisation, le peuple étant accablé par une histoire subie, mais jamais revendiquée.
Le retour sur soi était d’autant plus déprimant que l’affliction dispensait de tout examen sur les vérités objectives qui avaient rendu ce monstrueux mensonge nécessaire. Il en résultait que la contrition était aussi fausse que les raisons pour lesquelles on jugeait impossible d’en admettre l’imposture.
Il était donc évident que pour ce romancier devenu une personnalité incontournable de la vie intellectuelle allemande d’après-guerre, et un artisan engagé de la réflexion de l’Allemagne sur son histoire tourmentée, ce mensonge par omission sur un passé aussi pesant ne pouvait être vécu que comme une souffrance.
Biographique
La révélation de ce “coming-out” biographique n’en est ressenti par l’auteur qu’avec plus de soulagement. Elle est le résultat de la conjonction d’une culpabilité personnelle avec l’affirmation d’une vérité historique qu’on ose encore à peine admettre.
L’Allemagne nazie a fasciné. Elle a suscité l’enthousiasme, et les cathédrales de lumière de Nuremberg ont montré une réalité que l’on s’est appliqué jusqu’à aujourd’hui à occulter, car cette vérité est dérangeante, et jugée moralement inacceptable.
Mais quand on lit l’interview de Günter Grass, le mot qui retient l’attention, c’est “enthousiasme” (Begeisterung) d’un adolescent de quinze ans impatient de faire lui aussi partie d’une grande aventure collective.
Peut-on échapper à l’histoire de son propre pays ? Souvent, ceux qui très rares, surent garder les mains propres dans un tel chaos, n’ont plus de mains. L’aveu même tardif ne vaut pas disculpation, et encore moins pardon.
Mais trop souvent, ceux qui jugent aujourd’hui les fautes d’hier avec les yeux d’aujourd’hui, ne doivent leur belle assurance qu’au privilège de n’avoir pas eu à choisir un camp.